Pierre Soete et le Nepal Orthopedic Hospital:

 

Je viens de quitter Kathmandu, ma moto roule sur la route de Bodnath, en direction de mon rendez-vous à Jarpati. Sur la route, les guérites de l’armée pullulent, entourées de sacs de sable. On attend l’ennemi (guérilla maoïste, dix ans de tueries fratricide) de pied ferme. Ca et là des mendiants tentent d’obtenir de quoi subsister une journée de plus. Sur la route, je croise les 4X4 rutilants transportant les hauts fonctionnaires de l’UNICEF, CARE INTERNATIONAL, ONU, ou d’autres organismes bienfaiteurs dont je cherche encore une étincelle d’action tangible dans ce pays qui est le quatrième plus pauvre du monde.

J’ai un peu la nausée : la terre ne tourne pas rond, trop de misères, trop de guerres, trop de laissés pour comptes…

Sur le côté droit de la route, ma moto ralentit : nous y sommes. Une pancarte au-dessus de la porte indique : « Nepal hortopedic hospital. »

Le gravier crisse sous les pneus, je pénètre doucement dans l’enceinte de l’hôpital .

-         Namaste, j’ai rendez-vous avec le docteur Pierre Soete.

Sourire aimable, je n’ai pas à attendre, Pierre bavarde dans une petite salle en réunion informelle avec d’autres praticiens népalais.

Il se lève aussitôt, souriant, et pardonne ma tenue poussiéreuse, due au trajet effectué en moto.

On ne perd pas de temps. Il commence aussitôt à me présenter, pièce par pièce, son royaume. Il est volubile, Pierre.

Tour à tour il me montre la salle d’archives, le local de radiothérapie, la salle des malades indigents, celle des riches qui vont alimenter la caisse des premiers.

On passe à la chambre des enfants, décorée, « humanisée », à la salle de désinfection, avec ses autoclaves rutilants, pour conclure sur la grande fierté de notre hôte : trois salles d’opération dont celui-ci se targue de rendre jaloux certains hôpitaux européens. En fait, si trois salles il y a, c’est en raison de la graduation des états infectieux des patients.

La phobie de Pierre, c’est l’infection.

Et Dieu sait si ici, au Népal, sous les tropiques, la chaleur de la mousson humide qui transforme tout en bouillon de culture, les bactéries pullulent…

L’ensemble de la construction a été entièrement conçu en fonction de la prophylaxie dont un hôpital chirurgical a besoin.

Pierre a commencé ce travail depuis vingt ans. Avant, il était un chirurgien orthopédiste réputé en Belgique. Car Pierre est belge. Et puis les choix se sont imposés à lui. Partir, là où l’on avait besoin de lui. Pour subvenir aux besoins de sa propre famille, il donne ses consultations à l’ambassade de France, pour les occidentaux.

Deux heures par jour.

Le restant du temps, il le consacre à son bébé : son hôpital. Là il ne touche aucun salaire. Il conseille, supervise, organise, suggère, et surtout opère, rassure, tente l’impossible pour sauver un membre dont il sait que l’absence empêchera son propriétaire de travailler à nouveau, de nourrir sa famille.

En effet ici, point de « sécu », point de mutuelle, point d’argent…

Au début, la structure a débuté avec… cinq lits. Aujourd’hui, elle en comporte 75.

Pierre est fier.

Très fier.

Parce qu’il y a un an, un tibétain venu du Mont Kailash s’était fait une fracture ouverte, avec un morceau de fémur qui traversait sa jambe à travers la peau de la cuisse.

Six mois.

Six mois de marche forcée à travers la montagne, avec des onguents pour panser la blessure ouverte, six mois de mendicité sur les sentiers, au gré de la charité des passants, dormant dans des grottes, chez l’habitant, claudiquant avec son fémur au grand jour. Un jour, harassé, maigre, presque au bout de ses forces, il est entré par la grande porte de l’hôpital du Kure doctor. (docteur blanc).

Ce n’était pas beau à voir, on aurait du amputer. Mais Pierre s’y refusait.

Parce que le vieux avait gardé sa jambe brisée depuis des mois, avec sa souffrance, pour la conserver.

Parce que si pierre « coupait », le vieux deviendrait une bouche à nourrir, à charge.

Parce que Pierre a fait ce métier pour réparer, pas pour trancher l’outil.

Alors, avec ses collègues népalais, ils ont tenté l’impossible, avec l’aide des 250 dieux qui peuplent le Népal. Et ils ont réussi. Quelques semaines plus tard le vieux repartait, avec sa jambe. Et Pierre était fier, en bon artisan qui a fignolé un travail délicat et qui a obtenu un bon résultat. Et il en est ainsi pour beaucoup d’autres, qui entrent dans l’établissement avec une lueur d’espoir.

Bien sûr, parfois il faut couper. Alors Pierre, avec le peu de moyens dont il dispose, s’est trouvé un complice : un népalais bricoleur de génie qui récupère les vieux pneus pour le caoutchouc, tout un bric à brac hétéroclite qui lui sert à confectionner des orthèses pour permettre à ses patients amputés de retrouver un maximum de mobilité, d’utilité. Et ces deux compères inventent ensemble les instruments qui redonnent un peu d’espoir, un peu de douceur, un peu de bonheur.

Je laisse Pierre parler, je l’écoute, attentif, et ce type me subjugue peu à peu, par sa ténacité, son pragmatisme, son adaptation aux réalités culturelles et économiques de ce petit royaume en crise. Son souhait le plus vif est de permettre à son hôpital d’accéder à l’autonomie, afin de ne dépendre d’aucune aide extérieure. Pour ce faire, il a institué une formule de services à la carte. Ainsi de riches indiens ou Népalais viennent se faire opérer ici en payant un tarif plus élevé, dans un confort à la hauteur de leur bourse. Avec cette « patientèle » l’établissement est excédentaire. Cela lui permet de recevoir les indigents et de les soigner comme les autres, avec un confort moindre comparé aux conditions de vie habituelles de ces patients mais toujours qualitatif en terme de soins.

Surtout, ne dites jamais à Pierre qu’il est un héros de l’humanitaire, une mère Thérésa en pantalons.

Lui se considère simplement comme un professionnel qui fait son boulot là où l’on a besoin de lui.

Un point c’est tout.

Il a fait ses études pour soigner, il a fait le serment d’hyppocrate, il est à son poste, c’est tout. Et il rajoutera nonchalamment qu’étant passionné de montagne, vivre en Himalaya est une chance pour lui…

Au bout d’une heure, nous nous quittons. Je démarre doucement, et file à travers les allées ombragées de l’hôpital ou quelques patients déambulent lentement. En reprenant la route de Kathmandu, une immense bouffée d’air emplit mes poumons. Il me semble que les soldats en patrouille me sourient. Les mendiants sont toujours là, mais l’escarcelle se remplit. Les nuages de la mousson se sont enfuis, l’Himalaya apparaît, transfiguré, majestueux.

J’éprouve une curieuse impression : depuis que j’ai rencontré Pierre, il me semble que cette satanée terre tourne un peu plus rond, beaucoup mieux en tout cas. Et sur la route du retour pour Kathmandu, je me surprends à chantonner …en essayant d’imiter l’accent belge…

Merci Pierre. Et à bientôt !

Jean-Claude Baïsse.

 

PS :

L’hôpital orthopédique de Katmandu a un besoin urgent de médecin anesthésiste. Le coût de la formation de celui-ci est de 9000 euros. L’association Ré-Népal, en plus de ses autres actions, a décidé de financer cette formation et est entrée en partenariat avec Pierre.